Yoga d'Emmanuel Carrère
Yoga d’Emmanuel Carrère, entre ombre et l
Depuis la parution de L’Adversaire (P.O.L, 2000), Emmanuel Carrère est considéré comme un écrivain « du réel », dit auteur d’une « littérature du réel ». Il propose en effet sur ces vingt dernières années une pluralité d’ouvrages mêlant le fait divers, l’enquête et l’histoire d’autrui à son propre récit de vie. En cette rentrée littéraire 2020, le romancier, essayiste et ancien journaliste offre cette fois avec Yoga un texte hybride à mi-chemin entre réalité et fiction, dans lequel il se met en scène quoique « [dénaturant] un peu » et « [mentant] par omission ».
Chaque livre impose ses règles, qu’on ne fixe pas à l’avance mais découvre à l’usage. Je ne peux pas dire de celui-ci ce qu’orgueilleusement j’ai dit de plusieurs autres : « Tout y est vrai ». En l’écrivant, je dois dénaturer un peu, transposer un peu, gommer un peu, surtout gommer, parce que je peux dire sur moi tout ce que je veux, y compris les vérités les moins flatteuses, mais sur autrui, non.
Emmanuel Carrère montre de cette façon, effaçant l’intimité des autres, son parcours de vie entre ombre et lumière, où peut-être la fiction agrémente son expérience d’une certaine poésie. Il décrit la métamorphose de son projet littéraire initial, la manière dont les aléas de la vie ont affecté son écriture. Il dévoile surtout, à travers son diagnostic de bipolaire de type 2, son oscillation entre périodes de grand bonheur et périodes de dépression mélancolique, et son attachement salvateur à l’art et la méditation.
Un projet littéraire mouvant
Puisqu’il faut commencer quelque part le récit de ces quatre années au cours desquelles j’ai essayé d’écrire un petit livre souriant et subtil sur le yoga, affronté des choses aussi peu souriantes et subtiles que le terrorisme djihadiste et la crise des réfugiés, plongé dans une dépression mélancolique telle que j’ai dû être interné quatre mois à l’hôpital Sainte-Anne, enfin perdu mon éditeur qui pour la première fois depuis trente-cinq ans ne lira pas un livre que j’ai écrit, puisqu’il faut donc commencer quelque part, je choisis ce matin de janvier 2015 où, en bouclant mon sac, je me suis demandé s’il valait mieux emporter mon téléphone, dont j’aurais de toute façon à me défaire là où j’allais, ou le laisser à la maison.
Dès l’incipit de Yoga (présenté ci-avant), l’écrivain-narrateur fait part à son lecteur de son projet littéraire originel, dont il suggère à la construction de sa phrase complexe, l’échec. Il se fixe l’objectif d’écrire « un petit livre souriant et subtil sur le yoga » après sa rencontre avec un journaliste venu l’interroger. Ce dernier, au fait que l’écrivain pratique cette discipline, lui pose des questions sur « ces sujets à la mode » ; et l’écrivain, percevant « l’ignorance de ce garçon […] curieux et cultivé », prend un plaisir inattendu à en parler. Constatant subséquemment que cette méconnaissance du « sujet » est généralisée, l’homme se dit qu’il pourrait composer « un petit livre pas prétentieux » visant à enseigner ce qu’il sait sur le yoga en partant de son expérience. Il en écrit même le texte de quatrième de couverture.
Afin de mener à bien son entreprise, le narrateur-écrivain décide au mois de janvier 2015 de partir en retraite Vipassana. Lors de ce stage singulier, il est exigé aux participants de demeurer dix jours, en silence, « coupé de tout », sans objets de distraction (livre, crayon, téléphone…). Cette expérience périlleuse permettrait d’entrer en communion avec son moi intérieur et d’être plus attentif au monde qui nous entoure. Peu à peu, l’immobilité physique induite par cette session permettrait aussi de se défaire de ses souvenirs et de ses peurs (fondateurs d’une identité), et ainsi d’expérimenter ce que c’est d’être autre que soi. À ces visées déjà ambitieuses l’écrivain ajoute son propre défi personnel : se débarrasser de son ego dont il parle, semble-t-il, en toute honnêteté, conscient de ses défauts.
Il est important de noter ici, pour des raisons à venir, que l’état d’esprit de l’écrivain au moment de commencer sa retraite intensive est bon. Il se dit dans « un cycle extrêmement favorable qui [dure] depuis bientôt dix ans », ce qui pour lui relève de l’exploit compte tenu du fait que cela n’a pas toujours été le cas dans sa vie. Il se redécouvre ainsi « enfermé dans ses pensées, ses obsessions » ; il observe ses vritti, les fluctuations de sa conscience, et tente de les calmer…
Sa retraite Vipassana prend néanmoins fin de manière abrupte : quatre jours après son entrée en ce lieu de recueillement et contemplation, une attaque terroriste islamiste est perpétrée contre le journal Charlie Hebdo.
En datant précisément le stage de méditation du mois de janvier 2015, Emmanuel Carrère crée dès le début de son énonciation une certaine tension narrative : tout citoyen français s’intéressant même de loin à l’actualité connaît la portée symbolique de cette date. Ainsi, quand le narrateur conte le début de sa retraite Vipassana, le lecteur connaît la perturbation prochaine sans savoir, pour autant, comment elle se manifestera ici et quelle incidence elle aura sur le séminaire de cet homme. Ces « événements graves » sont les premiers à bouleverser le projet de l’écrivain, bien que ce dernier pense, de prime abord, pouvoir continuer à mener à bien son entreprise. Ils précèdent toutefois une série de circonstances de l’ordre de l’intime, qui ne seront pas détaillées ici, mais qui conduisent le yogi à la crise psychique et psychiatrique.
Yoga n’est donc pas le livre « souriant et subtil » qu’Emmanuel Carrère pensait écrire. Il est néanmoins le résultat d’une recherche littéraire ambitieuse, témoignant du caractère aléatoire de la vie et du contrôle que nous n’avons pas sur les événements qui s’y produisent. Il y a en outre ici l’idée d’une déperdition de l’écrivain qui s’éloigne, à mesure de son avancement dans l’écriture, de son projet initial. Ce dépaysement est perceptible au travers de la structure littéraire adoptée ici, à savoir celle d’un journal de bord dans lequel chaque unité narrative constitue un ensemble à part entière et dans lequel l’écrivain semble narrer au jour le jour ses péripéties.
Une souffrance infinie
Emmanuel Carrère évoque, dès la première phrase de Yoga, son admission à l’hôpital Sainte-Anne de Paris, un établissement spécialisé en psychiatrie, en addictologie et dans le domaine des neurosciences. Cette prolepse amorce l’énoncé de sa descente aux enfers et positionne son lecteur dans l’expectative. Le travail de l’écrivain n’est d’ailleurs pas ici de décrire le pourquoi de ces moments difficiles – Emmanuel Carrère ne souhaite pas divulguer, comme il a pu le faire dans le passé notamment dans D’autres vies que la mienne (P.O.L, 2009), « l’intimité de plusieurs personnes », seulement la sienne – mais plutôt de dépeindre la tortuosité du chemin à parcourir pour toute personne endurant ces mêmes maux.
Lorsqu’il est question de deuil (on notera ici l’hommage affectueux d’Emmanuel Carrère à Paul Otchakovsky-Laurens[1]), de débâcle sentimentale ou d’instabilité au monde, l’être humain se persuade de son impossibilité à affronter sa douleur. Cette tendance est d’autant plus vraie pour la personne dite atteinte de troubles bipolaires. Apprenant sa maladie « à presque soixante ans », Emmanuel Carrère s’en insurge d’abord, puis « relit toute sa vie sous cet angle » et s’aperçoit que ce diagnostic est cohérent avec son expérience. Il s’applique dès lors à expliquer à tout un chacun de quoi il retourne : il détaille minutieusement ce que signifie l’alternance successive et répétée de manière pathologique entre « phases d’excitation et de dépression » qu’expérimentent les personnes bipolaires. Ces dépressions sont d’ailleurs particulièrement lourdes, et l’être concerné n’est plus qu’une représentation de sa propre douleur.
Emmanuel Carrère analyse cette affliction de l’âme au moyen d’une écriture dynamique, composée de fragments disparates : on retrouve dans Yoga des éléments d’une grande lugubrité – lieu de la peur à l’état pur et de l’angoisse de ne pas pouvoir en réchapper – rapprochés à des vers de poèmes, notamment ceux de Louise Labé et Pierre de Ronsard, respectivement poétesse et poète du XVIe siècle. Ainsi l’écrivain juxtapose noirceur et lumière dans son introspection d’une telle façon qu’il permet à ses lecteurs souffrant aussi de dépression de s’identifier à lui et peut-être de retrouver une forme d’espoir. Il s’interroge de la sorte sur comment dépasser ses propres limites quand une partie de soi semble être l’ennemie du corps entier. La pratique du yoga est sans doute une réponse possible à cette question posée en filigrane.
L’art en général (la littérature en particulier) et la méditation sont des outils dont dispose Emmanuel Carrère pour mieux appréhender son quotidien. L’écrivain montre surtout le yoga comme une discipline aux multiples vertus lui permettant d’être « autre chose que [son] petit moi confus, fragmenté, apeuré ». Afin d’éclairer son propos, il propose un ensemble de définitions de la méditation, partant de la plus « concrète » pour conclure de manière prosaïque : « La méditation, c’est pisser et chier quand on pisse et chie, rien de plus. » Son énonciation est parfois à l’image de cette dernière phrase, d’une simplicité écrasante voire perturbante.
Mentionnant aussi un reportage en Irak et un séjour sur l’île de Léros aux côtés de jeunes réfugiés en situation de grande vulnérabilité, Emmanuel Carrère fait paraître ici le visage protéiforme de la souffrance. Son expérience, cependant, ne saurait être comparée à celles des rescapés de Léros : elle est celle d’un homme traversant longuement la nuit, mais aussi celle d’un homme aisé, bénéficiant de privilèges, ayant l’opportunité de visiter le monde à sa guise. Pour ces raisons, il peut parfois sembler indélicat de sa part de conter de la sorte ses aventures en Grèce. Mais qui pourrait juger des motivations de l’écrivain ici ? Quoi qu’on en pense, cette tentative d’ouverture vers l’extérieur représente un nouveau départ pour lui, une manière de s’éveiller à lui-même.
J’ai beaucoup répété qu’il faut respecter ses souffrances, ne pas les relativiser, que le malheur névrotique n’est pas moins cruel que le malheur ordinaire, mais quand même : rapporté à l’arrachement qu’ont vécu et que vivent ces garçons de seize ou dix-sept ans, un type qui a tout, absolument tout pour être heureux et se débrouille pour saccager ce bonheur et celui des siens, c’est une obscénité que je me vois mal leur demander de comprendre et qui donne raison au point de vue de mes parents selon lequel, pendant la guerre, on n’avait pas tellement le loisir d’être névrosé.
Une écriture hybride
En s’exprimant sur sa volonté d’éluder les circonstances personnelles qui le mènent à sa dernière crise, Emmanuel Carrère précise le « genre de littérature [qu’il pratique] » : pour lui, elle est « le lieu où on ne ment pas ». Cette idée récurrente l’est d’ailleurs tout autant dans l’entièreté de son œuvre littéraire : l’essayiste conclut depuis vingt ans un certain pacte de vérité avec ses lecteurs.
Emmanuel Carrère se donne en effet constamment à lui-même un impératif sacré, celui de produire une littérature du réel. Ce vœu pieu, louable mais inatteignable, subit quelques mutations dans Yoga : l’écrivain transforme ici la réalité en fiction moult fois, omet délibérément des épisodes de sa vie, et distord à plaisir l’espace spatio-temporel dans lequel ses personnages évoluent. De plus, si le narrateur de Yoga est, a priori, toujours Emmanuel Carrère, les êtres qui l’entourent sont parfois issus de son imagination, créés à partir de « modèles lointains ». En changeant les noms et revisitant certains épisodes, le « romancier » espère éviter de blesser ses proches comme il a pu le faire par exemple avec la parution d’Un roman russe (P.O.L, 2007). Il aspire surtout, selon ses propres mots, à devenir « un meilleur être humain – un peu moins ignorant, un peu plus libre, un peu plus aimant, un peu moins encombré de [son] ego ».
On peut ainsi parler ici d’une « écriture de soi », c’est-à-dire d’une écriture analytique qui permet à son auteur de s’observer lui-même, mais aussi d’une « réécriture de soi », du désir de celui-ci de remanier la réalité pour prendre de la distance avec ce qu’il ne peut conter librement. Emmanuel Carrère semble, par cette ambivalence entre fiction et réel, être en contemplation de son existence, où, selon toute vraisemblance, il a été question de femmes qu’il a aimées (à l’instar de celle qui lui aurait offert, à moins qu’il ne s’agisse d’une métaphore qu’il ne commentera pas, une statuette représentant des gémeaux) et de relations qu’il n’a pas su garder.
C’est peut-être ça finalement Yoga : un moyen pour Emmanuel Carrère de se recentrer sur lui-même, comme la pratique de cette discipline, permettant l’observation de la conscience, vise aussi à l’arrêt ou l’accalmie des fluctuations mentales. La littérature qu’il nous propose ici se développe à partir de son babil intérieur. Elle est d’ailleurs volontiers directe, comme dans les moments où l’écrivain interrompt son récit pour s’adresser à son lecteur. Mais c’est surtout une littérature qui, à l’image de la pianiste Martha Argerich jouant la Polonaise n°6 de Chopin, va « chercher quelque chose dans les ténèbres » et « en rapporter [un] sourire de joie pure ». Yoga contient la preuve que cette « joie pure », cette « lumière », est aussi vraie que « l’Ombre », omniprésente.
Un éveil à soi
Emmanuel Carrère offre en somme une lecture originale dans laquelle le narrateur-écrivain traite de maints sujets tels que l’écriture, le terrorisme, la littérature, la dépression et l’exil de personnes volontaires nées au mauvais endroit. Ces thématiques, hétéroclites, examinées sous le prisme d’un être aspirant à devenir meilleur, ne semblent pas, de prime abord, « aller ensemble ». En les rassemblant toutefois en un seul ouvrage, Emmanuel Carrère s’intéresse à ce qui fait de manière intrinsèque l’essence d’une vie, à savoir non pas la cohérence des événements qui la composent, mais bien plutôt la façon dont l’être, évoluant entre désirs et réalité comme ce texte oscille entre fiction et vérités, se débrouille pour donner du sens à son existence. La pratique du yoga, « visant l’élargissement et l’unification de la conscience », se révèle ici salvatrice, source d’amour et d’acceptation de soi dans ses défauts et ses qualités.
Je suis certain qu’à force d’attention à la peau et à ce qu’il y a au-dessous de la peau, à l’inspiration et à l’expiration, aux mouvements de pompe du cœur, à la circulation du sang, au flux et au reflux des pensées, à force de plonger dans cet infiniment ténu de sensations et de conscience on débouche un jour de l’autre côté, dans l’infiniment grand, dans l’infiniment ouvert, dans le ciel que l’homme est né pour contempler : c’est cela, le yoga.